1722-2022 : tricentenaire de la découverte de l’île de Pâques
Nicolas Cauwe est un archéologue belge, conservateur des collections de Préhistoire ainsi que des collections d’Océanie aux musées Royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles. Il est également professeur à l’Université de Louvain (Belgique). Surtout connu pour ses recherches archéologiques sur l’Île de Pâques, sa carrière prend une tournure particulière en 1999. Les MRAH, où il travaille depuis 1992, désirent en savoir plus sur une sculpture ramenée de l’île de Pâques dans les années 30. Lors des premières fouilles, l'équipe d'archéologues est confrontée à des faits de terrain incompatibles avec les théories en cours, selon lesquelles une surexploitation des ressources aurait conduit à la guerre civile et à l’effondrement culturel. Un programme de fouilles ambitieux rassemblant une équipe multidisciplinaire fut donc lancé dès 2001 sous sa direction. Conversation avec ce spécialiste passionné de la civilisation Rapa Nui, qui accompagne notre voyage événement à l’occasion des 300 ans de la découverte de l’île de Pâques.
Nicolas Cauwe brise nombres d’idées reçues et vous conte la passionnante histoire de la civilisation Rapa Nui, chaque soir dans un salon privé de votre hôtel. Il vous accompagne également sur site pour une visite spéciale éclairée de ses commentaires et explications.
Vous êtes mondialement reconnu comme l’un des spécialistes majeurs de la civilisation Rapa Nui. Pourquoi cette passion pour ce peuple si lointain ?
Nicolas Cauwe : Cela tient en partie au hasard, puisqu’au départ j’étais spécialiste de la Préhistoire européenne. Mais, dès mes premières fouilles archéologiques sur l’île de Pâques, les découvertes furent inattendues. Non pas des objets extraordinaires, mais des éléments inscrits dans le sol qui permettaient de mieux appréhender l’histoire architecturale des grands autels à statues. Lorsqu’un chercheur tombe sur ce genre de découverte, difficile ensuite de lâcher le morceau. De fil en aiguille, j’ai accumulé des données et je n’imagine pas m’arrêter en si bon chemin. Aussi, depuis plus de 20 ans maintenant, je consacre l’essentiel de mes recherches à cette île lointaine.
Pourquoi le nom de l’île de Pâques bénéficie-t-il d’une telle place dans l’imaginaire collectif mondial ?
N. C. : Difficile de vous répondre. Mais il est certain que les premiers visiteurs européens de l’île de Pâques, au XVIIIe siècle, ont transmis des témoignages parfois fantastiques. Pour le reste, je pense que tous les grands monuments du passé suscitent la passion, comme les pyramides d’Égypte, les lignes de Nazca, les grands sites incas, etc. On y voit facilement des mystères, mot qui, je dois l’avouer, n’a guère de succès auprès des archéologues de métier qui cherchent d’abord à restituer le passé et à le comprendre, plutôt qu’à l’emballer dans une aura fantastique. Mais il est sans doute plus facile de frissonner devant ce qui paraît incompréhensible, que de raisonner sur des productions qui sont strictement dues au génie humain, ce qui est pourtant très passionnant. Je pense également que l’éloignement n’est pas sans influence sur cette place particulière que tient l’île de Pâques dans l’imaginaire.
Comment les Rapa Nui ont-ils réussi à fonder une civilisation aussi remarquable sur ce petit territoire de 160 km² isolé de tout ?
N. C. : L’impression d’isolement n’appartient qu’aux visiteurs étrangers. Il faut savoir que les Polynésiens, famille culturelle et linguistique à laquelle appartiennent les insulaires de l’île de Pâques, sont les plus fameux marins de l’Histoire, avant l’avènement des moyens modernes. En quelques millénaires, ils ont conquis la majeure partie des îles du Pacifique central et oriental et les voyages forment pour eux une composante essentielle de leur monde. Les îles du Pacifique, avant la rencontre avec les Européens, ne furent jamais isolées. Nous avons des preuves matérielles de voyages réguliers entre elles. Quant à l’originalité de l’île de Pâques, elle tient à une actualisation de la culture polynésienne sur cette île. Il n’y a donc pas une civilisation pascuane, mais une originalité pascuane à l’intérieur du monde polynésien. Les Pascuans ne sont pas partis de rien : en arrivant sur cette île, vers l’an Mil de notre ère, ils étaient porteurs de traditions déjà millénaires.
Pourquoi cette civilisation prospère s’est-elle soudainement effondrée ?
N. C. : La thèse d’un effondrement appartient au domaine du mythe. Le seul problème majeur qu’ait connu cette île, en termes de crise et de dépeuplement, est celui de la rencontre avec le monde extérieur. Là, l’île fut réellement en grand danger, avec l’importation de maladies pour lesquelles les Polynésiens n’avaient pas d’immunité, des exactions en tout genre, des raids esclavagistes, etc. Mais avant ces événements tragiques, il n’y a jamais eu d’effondrement culturel. L’histoire de l’île de Pâques ne fut pas nécessairement un long fleuve tranquille, mais les thèses catastrophistes ne relèvent d’aucune réalité historique. Bien sûr, l’île a connu des changements environnementaux, qui obligèrent les insulaires à repenser leur monde. Mais ce processus fut très graduel (plus de deux siècles de transformation) et n’est en rien lié à des événements tragiques qui aurait mené à la fin de leur monde. Après tout, au XVIIIe siècle, les voyageurs européens ont rencontré une société toujours vivante !
Reste-t-il encore des zones d’ombre sur les Rapa Nui ?
N. C. : Il reste beaucoup à étudier, mais les thèmes qui font le succès des hypothèses fantastiques, comme l’origine des habitants de l’île de Pâques ou le transport des statues, sont des questions résolues, sans avoir dû recourir aux mystères. Il importe pour les recherches futures de casser l’isolement de l’île de Pâques et de replacer cette terre dans le concert plus général des sociétés polynésiennes. Les habitants de l’île de Pâques ne sont pas proches des Polynésiens, ils sont des Polynésiens à part entière. Ils font partie de ce monde qui occupe une très grande part du Pacifique, de Hawaii à la Nouvelle-Zélande et à l’île de Pâques elle-même. Il reste aussi à comprendre comment les Pascuans ont géré les transformations de leur société dès le XVIe ou XVIIe siècle de notre ère. La chronologie n’est pas suffisamment définie non plus. Voilà quelques pistes, mais il y a encore beaucoup d’autres sujets qui devront être traités (vie sociale, échanges commerciaux et culturels, agriculture…).